Malik Berkati

Interviews croisées: Malik Berkati par Joël Coché

Joël: Tu es notamment journaliste, spécialiste du cinéma, politologue et c’est cette dernière fonction que tu mets en avant. Est parce que tu es intéressé par la comédie du Pouvoir ? Au point d’un jour y prétendre ?

Oui je me sens avant tout politologue. Mais comme dirait l’autre, tout est politique n’est-ce pas ? Pour répondre directement à ta question : non, je n’ai aucune prétention concernant le pouvoir. Mon rôle de citoyen me suffit amplement, sans compter que je suis farouchement opposé au cumul des mandats…
Je suis politologue par vocation. Depuis que je sais penser autre chose que mon environnement immédiat, je pense le monde sous un angle politique. Enfant, je m’asseyais à côté de mon père et ses amis et je les écoutais parler politique pendant des heures. Mon premier manifeste, je l’ai écrit à 13 ans, sur la hiérarchie de l’information à la télévision… déjà. À 16 ans, je faisais mon premier discours à l’Assemblée générale des Nations Unies des Jeunes (S.U.N.) à Genève. Tout ceci m’a permis de faire mon choix rapidement : l’analyse politique et l’action politique citoyenne plutôt que l’entrée en politique.

Né en Algérie, Suisse, ayant vécu en France, Berlinois à présent ce multiculturalisme te donne une vision et une connaissance élargie des formes de démocratie. Penses-tu que le principe de référendum facultatif que je n’approuve pas et qui prévaut en Suisse soit pertinent ? Et pourquoi ?

Tout d’abord, pour être précis, et parce que cela me tient à cœur, je voudrais dire que je suis 100% Algérien et 100% Suisse (avec une âme 100% prussienne, mais cette dernière assertion participe plutôt d’une tendance à l’égo-trip avec pour finalité de créer son propre mythe…). Je ne supporte pas que l’on me traite de moitié algérien moitié suisse, ou alors il faudrait préciser quelles moitiés de moi sont l’une et l’autre. La seule moitié-moitié que je connaisse est la fondue gruyère-vacherin fribourgeois …
Pour revenir à nos moutons paissant sur les verts alpages helvétiques, il y a non seulement le référendum, qui n’est pas que facultatif mais parfois obligatoire  (lorsqu’il s’agit de faire des changements dans la constitution fédérale ou cantonale, adhérer à des institutions supranationales ou de sécurité collectives, ainsi que pour des arrêtés fédéraux urgents de plus d’un an sans base constitutionnelle), mais aussi les initiatives populaires qui permettent à un certain nombre de citoyens, au niveau communal, cantonal ou fédéral d’initier une loi. Oui c’est extrêmement pertinent… pour la Suisse. Même si ce fonctionnement semi-démocratique est loin d’être parfait, induit certaines lenteurs et pesanteurs, j’y suis très attaché. Cependant je ne crois pas qu’il soit applicable en l’état ailleurs. Il faut un certain degré d’acceptation démocratique qui n’est pas donné à toutes les Nations ni à tous les systèmes politiques d’États.
Par contre, je reste convaincu que pour les grands projets de société, le référendum est pertinent partout : les citoyens devraient avoir leur mot à dire lorsque leurs représentants inventent ou négocient pour eux de nouveaux fondements de société, de grands bouleversements socio-économique – voire idéologiques – ou l’implication de la nation dans un projet supranational d’envergure. À mon avis, il est de la responsabilité du citoyen de confirmer ou non la légitimité décisionnelle de ceux qu’il a élu pour parler en son nom lorsque les enjeux touchent aux fondamentaux du système dans lequel il vit.

On nous vante souvent le modèle Allemand en France pourtant je suis sceptique notamment du point de vue de la protection sociale  quel est ton sentiment et quelles seraient les supériorités de celui-ci sur le modèle Français ?

J’ai l’impression que le terme « modèle allemand » est un brin fantasmé en France. Il n’y a pas « un » modèle allemand. Sur bien des points, il est difficile de faire la comparaison entre l’Allemagne et la France, non seulement du fait des différences culturelles et historiques mais également par celui du seul système politique. La France est presque un idéal-type d’État centralisé, régi par un système présidentiel, alors que l’Allemagne est un État fédéral, régi par un système parlementaire. Cela produit d’énormes différences dans la gestion et le fonctionnement de la société, le partage des pouvoirs et de compétences et le principe de subsidiarité marquant profondément la culture politique des systèmes fédéraux. Je ne sais pas s’il y a une supériorité d’un « modèle » sur l’autre. Il y a surtout une autre vision de l’État providence. La France, par exemple, avec son modèle universel d’assurance maladie semble à cet égard plus sociale que l’Allemagne. En même temps, je connais un certain nombre de Français qui sont venus en Allemagne profiter des aides sociales qui leur permettent de vivre décemment ce qui n’était visiblement pas le cas en France  – comme quoi au passage, il ne faut pas venir d’Afrique pour être immigré économique, ce que confirme les récentes arrivées en Allemagne de migrants de l’UE dont les pays sont enlisés dans « LA crise ».
Par contre, si tu parles du modèle de concertation qui prévaut dans les relations entre les partenaires sociaux et économiques – qui n’est pas l’apanage de l’Allemagne par ailleurs -, là oui, je pense que ce modèle est préférable à celui qui privilégie la confrontation –  qui n’est pas l’apanage de la France non plus-, à la concertation.

La xénophobie et le racisme se développent en Europe, l’étranger est-il mieux accueilli en Allemagne ?

Tout dépend de quel étranger l’on parle… comme partout, l’étranger riche est bien accueilli, voire à bras ouverts. Le racisme et la xénophobie sont en revanche les choses les mieux partagées en temps de crise… et nous sommes en plein dedans. En Europe en ce moment, il vaut donc mieux ne pas être Sans-Papier, Rom, réfugié, étranger installé depuis longtemps mais pauvre… et bien sûr éviter d’être (présumé) musulman…
Sinon, l’Allemagne a comme souvent une approche plus pragmatique que celle de la France : si les étrangers sont hautement qualifiés, s’ils viennent étudier en Allemagne dans des filières spécialisées ou en pleine expansion, ils sont non seulement bien accueillis mais leur installation, et leur naturalisation le cas échéant, sont facilitées par les autorités. Les étrangers venant pallier le manque de main d’œuvre qualifiée ou non sont également recherchés, parfois directement à travers des campagnes ciblées dans des pays choisis.

Je suis épaté par ta maitrise des langues et du vocabulaire, tu m’apprends des mots français, la puissance et la connaissance du Verbe sont pour moi primordiaux. Crois-tu au primat de l’oralité et du discours comme outils de manipulation ?

L’oralité, c’est plutôt ta spécialité, et c’est une faculté, un don que j’admire. Je suis plutôt dans l’écrit… malgré mon problème quasi pathologique concernant les fautes d’orthographe et de grammaire – par contre je tiens à ma syntaxe hétérodoxe, je la revendique même. Ceci dit, oralité ou scripturalité, il est évident que le verbe est l’outil indispensable à toute propagande (et j’utilise ce terme de manière neutre, tout en enfonçant des portes largement ouvertes). Je suis par contre constamment choqué de constater avec quelle désinvolture les gens regardent et laissent glisser le vocabulaire des acteurs politiques, économiques et médiatiques et leur permettent ainsi de pratiquer des distorsions sémantiques qui deviennent petit à petit, insidieusement, de nouveaux concepts ou réflexes de société. Pour en revenir au verbe, il est, plus que l’argent, ne l’oublions pas, le nerf de toute guerre. Heureusement qu’il est aussi le cœur des poètes…

Comment vois-tu l’avenir de l’Europe ? Fédéralisme, États Nations, monnaie unique…  L’Europe est-elle au service du citoyen ?

Je suppose que tu parles de l’Union européenne. Je ne sais pas si quelqu’un voit en ce moment l’avenir de l’UE. J’ai plutôt l’impression qu’elle navigue à vue. Le projet européen, si tant est qu’il y en ait eu un sur le long terme, s’est fourvoyé dans un manège géopolitique après la chute du Mur de Berlin, croyant maîtriser enfin une partie de l’échiquier mondial sans se rendre compte qu’il était toujours le champ intermédiaire où se jouent les luttes d’influences politiques, militaires et économiques du reste du monde. Pour répondre rapidement à ta question : non, l’Europe n’est pas au service du citoyen, elle est au service des États. Pour qu’elle prenne du service auprès du citoyen, il faudrait déjà que le citoyen reprenne du service auprès de son État. Et lorsque l’on voit des citoyens de certains pays refuser leur solidarité à leurs concitoyens au sein de leur propre État, lorsque l’on voit des citoyens de certains pays stigmatiser, marginaliser ou essayer de se débarrasser de populations ou groupes de populations composantes de leur État, lorsque l’on voit les citoyens de certains États démissionner de leur responsabilité civique et se recroqueviller sur leur seul intérêt individuel ou clanique ou régional, alors il n’y a pas de raisons pour que les choses se passent mieux au niveau européen …

Je te trouve personnellement très sympathique, très cordial, très aimable, très à l’écoute, très humble….je dirais trop gentil, un poil trop consensuel. Ne crois-tu pas que tu devrais encore t’affirmer plus, être beaucoup plus direct quitte à t’aliéner des personnes ?

Hm, j’ai l’impression que tu me décris un peu comme le ravi de l’oasis ou le bobet du village, ce qui revient au même. Il me semble pourtant que je n’hésite pas à donner mon opinion, que j’ai des avis tranchés. J’ai même la réputation d’être un grand râleur et de caractère entier, même si je préfère la fondue moitié-moitié. En réalité, je provoque souvent en exposant des idées extrêmes, la plupart du temps pour avoir une réaction et amener les gens à se positionner, ce qui est de plus en plus rare dans nos sociétés qui confondent urbanité avec  lissitude. Néanmoins, il est vrai que j’ai appris à écouter et surtout à concevoir certaines choses que je ne comprends pas. Cela ne veut pas dire que j’adopte un comportement relativiste, il est des sujets sur lesquels je ne fais aucune concession.
Maintenant, c’est clair, comparé à toi, je parais consensuel…

Il y a de nombreux mouvements de contestation, des collectifs d’action, en quoi la République des Debouts se démarque-t-elle ?

La République des Debouts n’a pas vocation à promouvoir une pensée et une action unique. Elle est le lieu de dialogues, de confrontions d’idées, d’échanges d’expériences. Sa force – son ouverture transnationale, transgénérationnelle, transdisciplinaire – est également sa limite : il est évident que l’on ne peut pas plaquer tel quel ailleurs des solutions, des idées, des actions qui fonctionnent dans un pays, pour un groupe, dans un segment social et/ou économique donnés. Cela oblige à un effort de réflexion, d’innovation. Il ne s’agit pas de s’asseoir et palabrer tranquillement autour d’un blog mais de se lever, aller à la rencontre, parfois à l’encontre des autres et des choses avec son bagage et de repartir, continuer à avancer avec son nouveau baluchon allégé de quelques certitudes, rempli de nouvelles perspectives. Regarde, toi et moi, nous ne sommes pas d’accord sur tout, loin de là… et bien c’est passionnant ! Et j’ai l’impression d’avancer bien mieux ainsi que dans un mouvement glissant tranquillement sur un courant qui se perd dans le flot des confluents…